lundi 25 janvier 2010

Guatemala : La violence et le Canada (1)

[Note: Ceci est le premier d'une série de trois billets sur le même thème. Cette série m'a été inspirée par des rencontres et des lectures dès mon arrivée au Guatemala en décembre 2009. Comme canadien en visite au Guatemala, je ne peux ignorer la réalité guatémaltèque face au Canada.]
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Introduction : Violence, Guatemala… et Canada
Quand on lit des nouvelles, dans les médias de masse, à propos de la violence dans les pays en développement, on a tendance à mettre l’ensemble de cette violence dans le même panier, celui de la délinquance dû à la pauvreté. S’il est vrai que pauvreté engendre délinquance, il n’est pas nécessairement vrai que toute délinquance civile mène à la violence et à la guerre civile.
L’histoire de la guérilla au Guatemala est assez simple en fait. Après le coup fomenté par la CIA, en 1954, il y eu des années de régime militaire et de répression contre les indigènes et les paysans. Après un temps, avec plus rien à perdre, les gens se sont révoltés et ont commencé une révolution armée. Quand je dis « plus rien à perdre », je pèse mes mots; les témoignages de viols et de meurtres commis contre les communautés paysannes sont légion ici. Les histoires d’horreur se suivent les unes après les autres. Ainsi, sachant qu’ils se feraient peut-être tuer pour rien, ils ont décidé de se battre, au risque de faire tuer pour quelque chose.
La guerre civile, au Guatemala, c’est encore – 14 ans après la fin du conflit armé – une plaie ouverte. On parle de plus de 200 000 morts pendant ce conflit, dont 93 % serait tombé sous les balles de l’armée, de la police et des patrouilles de la mort. (Chiffres de la mission de l’ONU au Guatemala – Voir aussi à ce sujet le film documentaire When the mountains tremble, de Pamela Yates, 1983).
Les accords de paix prévoyaient plusieurs choses pour les mayas, ayant acceptés d’abandonner la lutte armée. Parmi ces choses, un tribunal devait se pencher sur les crimes commis contre eux pendant la guerre; cette institution existe encore aujourd’hui et on rapportait récemment la première condamnation d’importance dans ce dossier. Le sentiment ici est que tous ces crimes demeureront impunis. Un autre gain était une loi protégeant les communautés contre l’installation sauvage d’entreprises utilisant les ressources naturelles de leurs terres en leur donnant un droit constitutionnel d’être consulté sur les questions des terres et de l’environnement concernant l'implantation d'entreprises.
Aujourd’hui encore, pourtant, cette reconnaissance des mayas sur leurs terres n’est pas respectée.
Aujourd’hui encore, il y a de la violence commise contre les mayas du Guatemala sous forme de menaces, d’intimidation et d’assassinats.

Et aujourd’hui, je vais vous dire pourquoi ça vous concerne.
Ça vous concerne parce que le Canada est directement responsable pour une partie de cette violence et ce pillage des ressources naturelles du pays au détriment de la population du Guatemala. Oui, oui, le Canada.

Contexte: Le discours de la droite économique
Vous connaissez déjà l’éternel discours réducteur des tenants de la droite économique: ce discours est présent dans tous les pays gouvernés par des gouvernements de droite, US et Canada inclus. Ce discours prétend que si vous ouvrez vos frontières, et permettez l’investissement étranger dans votre pays, vous en profiterez, car il y aura des retombées et de l’emploi créé par ces investissements. Ainsi, les tenants de la droite sont toujours favorables à l’ouverture des marchés sans conditions, et à l’offre d’avantages généreux aux entreprises pour qu’elles viennent investir chez vous.

Dans la réalité, au Guatemala, voici comment… ça pourrait se passer.
Appelons ça…une petite fiction économique sur le Guatemala, la violence et le Canada.

Petite fiction économique sur le rôle du Canada dans la violence au Guatemala
Imaginons une vaste étendue de terre, occupée par des agriculteurs, des terrains vagues, de la forêt, deux rivières, et quelques villages. Vous, canadien, fondez une entreprise pour profiter de l’ouverture des marchés et de l’offre fiscale alléchante du gouvernement du Guatemala. Vous voulez vous y installer et désirez y faire de la prospection minière pour y exploiter une mine d’or ou d’argent, puisque l’on croit que le sol de cette région est riche en minéraux recherchés.
Le gouvernement du Guatemala trouve ses appuis dans les grandes entreprises actuelles – locales et étrangères. Afin de conserver ces appuis, le gouvernement actuel est donc – comme tous ceux qui l’on précédés avant lui – très à l’écoute des demandes et besoins de ces entreprises. En installant votre mine ici, vous aurez une oreille attentive au parlement en plus de profiter de conditions fiscales avantageuses.
Vous investissez donc – et en théorie, ces investissements sont censés être avantageux pour le pays qui vous accueille. Pourtant, vous offrez des emplois à des conditions misérables, et vos équipements de prospection et de forage demandent beaucoup d’eau pour leur système de refroidissement. Vous détournez ainsi l’eau d’une des rivières, ajoutez quelques produits chimiques pour améliorer l’efficacité du système, et rejetez le résidu, sans traitement, après usage. Les intenses vibrations de vos explosions et forages causent des fissures dans les maisons du village le plus proche.
Dans les villages du voisinage, les paysans organisent une consultation publique et votent à 95 % contre l’installation de votre entreprise et votre mine sur leurs terres. Vous menez votre cause en cour suprême et faites valoir par vos avocats que la loi donne le droit aux communautés d’être consultées, mais n’oblige personne à accepter le résultat de cette consultation. Vous pouvez donc poursuivre l’exploitation de votre mine.
Vous faites soudainement face à deux problèmes. Le premier vient du ministère de l’environnement, puisque certains paysans prétendent que vos résidus contaminent la rivière qui est leur principale source d’eau potable. Le Guatemala est un pays pauvre et ses ministères les moins nantis n’ont que peu de moyens. Vous vous présentez donc avec quelques avocats spécialisés aux audiences sur l’environnement et démontrez à coup d’études et de rapports maison que vous n’êtes pour rien dans la contamination de la rivière. Que cette contamination arrive au moment où vous avez débuté vos activités près de la rivière est une coïncidence. Devant les quelques chiffres – vous leur avez fournis, ils n’ont pas les moyens d’engager des consultants privés - que le ministère apporte aux audiences, les juges concluent que vous n’êtes coupable de rien.
Le second problème vient d’une rumeur de syndicalisation des employés, qui ne semblent pas satisfaits de leurs conditions de travail. Évidemment, il s’agit de condition de misère, qu’aucun canadien n’accepterait. La loi du travail du Guatemala donne effectivement le droit aux employés de se syndiquer. Vous avez entendu parler d’entreprises de "sécurité" qui se chargent de ce genre de problèmes, alors vous les engagez. Qu’ils fassent de l’intimidation et des menaces aux leaders syndicaux ne relève plus de votre conscience. Qu’ils fassent du lobby pour faire retarder l’accréditation et vous permettre de faire faillite entre temps et repartir la mine sous une autre dénomination, c’est limite, mais c’est légal, alors pourquoi vous sentiriez-vous coupable?
Une fois ces problèmes réglés, vous exploitez donc la mine.
Ayant réalisé que vous auriez à défendre votre image au Canada, vous avez lancé quelques projets d’investissement "désintéressés", comme une petite école de campagne et un petit hôpital. Comme il s’agit d’aide internationale, vos avocats ont monté les documents de ces investissements et les ont soumis à l’ACDI (l’Agence canadienne de développement international), qui a financé les projets en grande partie à même les fonds publics canadiens. Vous pouvez donc dormir sur vos deux oreilles, puisque vous êtes un bon citoyen corporatif, vous en avez même la preuve avec cette école et cet hôpital.
Vu le salaire ridiculement bas que vous versez à vos travailleurs, sans aucun avantage social accompagnant celui-ci, et compte tenu de l'explosion des cours de l'or, vous dégagez rapidement de très bons profits. Étant donné l’ouverture du Guatemala envers les entreprises étrangères, vous profitez d’un régime d’impôts au taux de 15 % de vos profits. Au Canada, vos actionnaires n’en reviennent pas du profit que vous dégagez par actions. Vous êtes un succès, on vous vante, et vous versez de généreux dividendes à tous les trimestres.
Les choses vont bon train, alors vous agrandissez. Autre consultation publique, qui se prononce contre, mais vous connaissez la procédure, et la loi et le gouvernement sont de votre côté. Pour agrandir, vous avez besoin de fonds, alors vous faites une autre émission publique d’actions – puisque vous êtes désormais coté à la bourse. Les courtiers se jettent sur ces actions recherchées, vu le dividende alléchant que vous versez.

A ce stade-ci, au Canada, vous recevez des prix des chambres de commerces et des institutions regroupant les grandes entreprises. Vous êtes cités en modèle dans des revues pour l’excellence de votre gestion et pour votre vision. Bref, vous êtes un success story dont on devrait s’inspirer.
Pendant ce temps, au Guatemala, les maisons sont fissurées et les gens ont peu de moyens pour les réparer. La contamination de l’eau favorise l’émergence de maladies infantiles. Certains membres des communautés se sont fait convaincre qu’il est mieux pour eux d’avoir un emploi, même à des conditions misérables, que pas d’emploi, ce qui divise certaines familles – les retombées économiques de la droite… mais attendez, ces retombées économiques, elles sont où exactement? Les pauvres salaires sont utilisés pour réparer les dégâts, acheter de l’eau propre, traiter les maladies des enfants…
Comme il n’y aucun programme social digne de ce nom au pays, l’argent des impôts (le maigre 15 %) est allé à l’administration générale du gouvernement. Le reste des retombées économiques promises par les tenants de la droite, il est allé où, sinon dans vos poches (sous forme de généreux bonus vu votre excellente performance de gestionnaire), dans les poches de vos actionnaires (dividendes), dans les poches des courtiers (commissions) et autres professionnels vous entourant (vos avocats méritent bien leurs honoraires, avec les dossiers dont ils se chargent ici). Voilà la réalité.

Réalisant cela, les gens des communautés où est installée votre mine commencent à se révolter, à former des petits groupes de discussion pour protester contre cette mine qui ne respecte pas leurs décisions communautaires, cette mine qui utilise et contamine l’eau de leur rivière, cette mine qui rend les enfants malades et détruit les maisons… Bref, un mouvement de protestation sociale se met en place, et des leaders communautaires émergent. Les manifestations contre votre mine, contre votre entreprise, se font de plus en plus pressantes.
Une action s’impose: vous faites appel à votre sous contractant, la compagnie de "sécurité" privée, pour s’occuper du problème. Après quelques semaines, les leaders sont clairement identifiés, et lors d’une manifestation particulièrement virulente devant les portes de vos installations, des coups de feu sont tirés, des manifestants sont blessés, deux sont mortellement touchés. Heureux hasard pour vous, les deux morts sont justement deux des leaders les plus écoutés et les plus actifs de la communauté. Leur mort fera certainement réfléchir l’ensemble des manifestants.
La compagnie de sécurité explique aux forces de l’ordre que les manifestants ont perdu le contrôle, qu’ils ont foncés dans les installations, ont volé des armes aux employés de la sécurité et sont ensuite entre-tués dans leur délinquance. Vous n’étiez pas présents, et de toute manière, l’affaire s’est déroulée entre la compagnie de sécurité et les locaux, ça ne vous regarde donc pas vraiment.
Comme il y a eu des dommages, vous émettez tout de même un communiqué de presse, expliquant qu’une manifestation a tourné à la violence près de vos installations au Guatemala, et que malgré quelques dommages à vos installations et le décès accidentel de deux manifestants – visiblement touchés par des balles perdues issues des armes qu’ils avaient dérobées – les choses sont rentrées dans l’ordre. Vous déplorez même quelques dommages à la petite école que vous aviez fait construire pour la communauté.
Les agences Reuters et Presse Canadienne recopient cette déclaration dans un communiqué officiel et les médias de masses diffusent la nouvelle partout au Canada.
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Au Canada, en se levant le matin et prenant un bon déjeuner, un lecteur anonyme lit la nouvelle en question et secoue la tête. « Et que ce n’est pas drôle, les pays pauvres, où la violence et la délinquance règnent. Ces gens là ne s’en sortiront donc jamais? S’ils travaillaient et s’éduquaient aussi, au lieu de se tirer dessus, ils seraient moins pauvres et moins violents, non? »
Évidemment, ce lecteur anonyme ignore quelques détails sur la situation. Il ignore les faits, puisque seul votre communiqué, votre version, a fait l’objet de la nouvelle. Il ignore également que les deux leaders assassinés par votre sous contractant en sécurité étaient parmi les plus éduqués de leur communauté; l’un était enseignant et l’autre était vice-président d’une coopérative locale faisant la promotion du commerce équitable.
Ce lecteur anonyme, il ignore aussi que lorsqu’il a eu les résultats trimestriels de son REER par son courtier – enfin en hausse après une période maussade – et qu’il était si content de voir ces résultats, il ignore que ces résultats sont en grande partie dû à la hausse de valeur des actions de votre mine que son courtier lui a fait acheté lors de votre dernière émission d’action pour financer l’agrandissement de votre mine au Guatemala.
Il ignore également que Exportation et Développement Canada, dont le budget dépend de fonds publics, a financé le démarrage de vos activités au Guatemala sous forme de prêts et de garanties de prêts.
Ce lecteur anonyme n’ignore peut-être pas que sa mère, à la retraite depuis de nombreuses années, touche mensuellement la pension de vieillesse du gouvernement du Canada. Mais il ignore certainement que le Régime de Pension du Canada a investi plusieurs milliards de dollars dans le secteur des mines coté en bourse, dont plusieurs millions sous forme d’actions dans votre entreprise.
Vous remarquez que des groupes locaux, au Canada, commencent à soulever des questions sur vos agissements. Vous vous engagez dans une campagne de relations publiques, et vous continuez à contribuer généreusement aux campagnes politiques et aux groupes de lobby défendant vos intérêts au parlement canadien. Après tout, tant que les lois canadiennes ne vous empêchent pas de violer les droits humains à l’étranger, d’ignorer les lois sur l’environnement et sur le travail, vous ne courrez aucun risque. L'aventure se poursuit, votre succès continue.

Conclusion : …Et vous?
Voilà comment les choses… pourraient fonctionner dans la réalité.
Mais évidemment, il est plus simple (et simpliste) de croire que les meurtres et la violence qui anime le peuple du Guatemala est dû à la pauvreté et à l’ignorance. Cette petite fiction n’aurait d'ailleurs pas dépareillée le chapitre d’un roman de Jean-Jacques Pelletier (si elle était mieux écrite, bien sûr).
Êtes-vous de ceux qui pensent que ce genre de chose est exagérée? Ou êtes-vous de ceux qui ne voulez pas savoir? Ou êtes-vous de ceux qui crient à la paranoïa dès qu’ils lisent quelque chose dont l’ampleur les dépasse?
J’imagine que comme je l’ai été avant vous, vous êtes plutôt de ceux qui, comme mon lecteur anonyme fictif, ne savent tout simplement pas que c’est ça qui se passe. Que leur argent, leur régime de retraite et leur gouvernement financent la violence au Guatemala, financent la répression, financent le viol des droits humains et financent les assassinats.

Bon, et bien maintenant vous savez.
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[L’auteur de ce texte est un auteur de fiction. Ce texte est donc une fiction. Toute ressemblance avec des compagnies minières canadiennes installées au Guatemala relève de la coïncidence fortuite. La réalité suivra dans un billet à part.]
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