samedi 16 juin 2012

Crise sociale: L'Argentin

Un petit billet sur un homme que j'ai rencontré l'autre soir, en remontant sur St-Denis, à pied, entre l'avenue du Mont-Royal et Beaubien.
L'homme est un argentin dans la cinquantaine. Il est au Canada, où il a immigré, depuis 1980.
L'homme suivait le conflit étudiant du Québec en dilettante, comme bien du monde, et en gardant ses opinions pour lui-même et quelques proches.
Ce soir-là, sur le trottoir sur St-Denis, il porte un t-shirt blanc orné d'un macaron du Che, héros latino-américain natif de l'Argentine.
Il porte fièrement ce macaron car ce soir, il exprime son opinion et l'affiche publiquement.
Car l'Argentin est un homme de gauche.
S'il est arrivé au Canada en 1980, c'est après avoir réussi à sortir de son Argentine natale, quatre ans après le coup d'état de 1976 pour venir rejoindre son frère qui avait immigré ici plus tôt.
"Sans mon frère, qui vivait déjà ici, je ne sais pas si j'aurais trouvé le courage".
Avant ce voyage qui allait le mener ici, l'Argentin a passé quatre ans à se cacher, à surveiller ses arrières, à se méfier des autorités. "J'avais repéré et compté les clôtures et les terrains qu'il me faudrait traverser, les endroits par où m'enfuir, j'avais imaginé des trajets, au cas où ils viendraient me chercher chez moi. mais ils surveillaient souvent tout un quartier à la fois, alors ça aurait été difficile."
Ils. Il parle de la police, des représentants de l'autorité de l'état.
Pendant ces 4 ans, il craint toujours qu'on vienne le chercher, comme les autorités viennent chercher les gens de gauche, les supporteurs de Péron et les opposants au régime.
"Ils sont emprisonnés, puis ils meurent et le gouvernement dit que c'étaient des drogués et que c'est pour ça qu'ils sont morts en prison. Moi, je n'avais jamais vu de drogue de ma vie. La première fois que j'ai vu du pot, c'est au Canada".
"Les gens disparaissaient. Quand ils revenaient en vie, ils avaient été torturés, normalement pendant trois jours".
L'Argentin s'exprime dans un excellent français (malgré qu'il dise avoir parfois de la difficulté à se faire comprendre; "Je ne parle pas bien le français").
En 1976, l'Argentine a subi un coup d'état, après lequel a été instauré un régime militaire de droite, similaire au régime dictatorial que Pinochet avait installé au Chili et que d'autres avaient imposés ailleurs en Amérique Latine, avec l'approbation implicite des États-Unis et de la Grande-Bretagne, alors gouvernés par les Républicains d'une part, et les Conservateurs de l'autre. [En 1979-1980, Reagan et Thatcher allaient prendre le pouvoir en continuant d'appuyer ces dictatures de droite. Même après son départ, Pinochet allait être reçu comme un prince par Thatcher, qui disait le considérer comme un ami personnel].
L'Argentin sait donc exactement ce que veut dire un régime de droite qui adopte des dérives autoritaires. Il sait que ça mène vers un régime totalitaire. Il a vu le glissement entre l'installation du régime, les mesures de "sécurité", puis la dérive, le retrait de certains droits, puis "l'invention des disparitions", comme il le dit lui-même, pour parler des opposants au régime qui sont disparus sans laisser de trace.
L'Argentin est au Canada depuis 1980. Ça fait 32 ans. Il n'a pourtant pas oublié.
Alors le soir, vers 20h, il sort de chez lui, macaron du Che bien en vue, et va jouer de la casserole avec ses voisins au coin de la rue, et parfois marche avec eux dans la rue, comme ce soir-là, quand je l'ai rencontré alors que nous quittions tous les deux une de ces marches citoyennes au coin Mont-Royal et empruntions le trottoir sur St-Denis pour rentrer chez nous.
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Pour mieux comprendre l'implantation des dictatures de droite en Argentine et au Chili, je recommande la lecture de The Shock Doctrine, de Naomi Klein, ou encore le film documentaire du même titre, tiré du livre (dont j'ai parlé ici).

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